jeudi 16 février 2012

Marseille-Big Sur




Mardi à Marseille, on se serait cru face au Pacifique : même chant hivernal de la vague sur les galets, même bleu pélagique, même vent à vous plaquer au sol. Pensé à Big Sur où il faut aller en plein mois de janvier en empruntant le Coastlines Bus sous la grêle et la pluie, traverser cet immense pays nu baigné d'une lumière d'orage face à l'océan nu et d'un bleu pélagique sous un ciel enragé, tanguer sur la route étroite taillée à flanc de montagne au-dessus du Pacifique furieux en empruntant des ponts qui sont comme des ficelles tendues d'une crique à l'autre, se sentir écrasé et pantelant, oui il faut être allé en pèlerinage ainsi que je le dis à Big Sur pour comprendre qu'il n'y a pas de contradiction entre la vie menée par Henry Miller à Paris et celle qu'il choisit ensuite en s'installant dans une cabane sans eau courante ni électricité ni téléphone, construite à 1000 pieds au-dessus de l'océan – isolated comme disait Carol rencontrée à la Big Sur Lodge, abri inespéré au sortir du bus en ce 20 janvier de pluie de grêle et d'orage. Carol dont les yeux bleus accordés à la couleur de l'océan souffrent d'une légère loucherie qui accentue le désarroi d'une âme pas tout à fait certaine de s'appartenir Seul un rocher – si possible heureux – peut vivre longtemps ici au sens où Miller l'entend : sans devenir un esclave, un souffre-douleur, une bête de somme, un raté, un alcoolique, un drogué, un névropathe, un schizophrène ou un artiste manqué. Carol a tenu un an et demi. Et elle sort de l'épreuve chancelante. Sa main tremble au moment où j'allume sa cigarette, son regard chavire et elle a une démarche précautionneuse de convalescente. Nous avons fait connaissance il y a un quart d'heure à peine – dans la gift-shop vide où brûle un feu, un vrai, avec des bûches pas une rampe à gaz éclairée de l'intérieur et où l'on peut boire un café en glissant cinquante cents dans le baril là à droite – à peine un quart d'heure et pourtant quand elle prononce le mot « isolated » quand elle dit que pour vivre ici il est nécessaire d'avoir un centre – paume ouverte posée sur une zone qui englobe et le coeur et le plexus – nous nous comprenons aussitôt. Carol est un lichen arraché à la côte par la tempête puis ramené au rivage par la marée suivante comme celui que j'ai ramassé sur la plage de Monterey derrière le Wharf, séché par le vent et le soleil, flore minéralisée de teinte pastel glissé maintenant entre les pages de The Wisdom of the Heart. Elle nous dit à sa manière quelque chose de la sagesse du coeur en ce jour d'ouragan et de tempête à Big Sur, de beauté et de grandeur d'humilité de passion partagée en ce jour où le bus vide fonce sur l'étroite corniche par-dessus l'océan et la Sur little River et file de crique en crique – oui en ce beau jour téméraire, l'intrépide Carol nous dit quelque chose de la sagesse du coeur : frémissante, chavirée, tendre, amoureuse du monde elle nous rappelle elle aussi que l'on se développe en dépit des circonstances et non pas à cause d'elles.


The Wisdom of the Heart (1941) est paru en 1955 aux éditions du Chêne dans un recueil de textes intitulé Dimanche après la guerre.